6.

 

« Et maintenant nos concurrents sont dans les isoloirs. »

Jack BARRY,

Twenty-One.

 

3 h 30 du matin.

Pour Ray Garraty, ce fut la plus longue minute de la plus longue nuit de sa vie. C’était la marée basse la morte-eau, le moment où la mer reflue en découvrant des hauts-fonds luisants couverts d’algues emmêlées, des boîtes de bière rouillées, des préservatifs pourris, des bouteilles cassées, des bouées crevées et des squelettes verts de mousse en caleçon de bain déchiré. Le temps mort. Le déclin.

Sept tickets depuis le garçon au trench-coat. À un moment donné, vers deux heures du matin, trois avaient été abattus presque en même temps, comme des feuilles de maïs séchées au premier vent d’automne. Ils avaient fait cent vingt kilomètres de Marche et vingt-quatre concurrents avaient disparu.

Mais rien de cela ne comptait. L’important, c’était le jusant. Trois heures et demie et la morte-eau. Un nouvel avertissement fut donné et, peu après, les fusils entrèrent en action. Cette fois c’était une figure familière. Le 8, Davidson, celui qui prétendait s’être glissé dans la tente de hoochie-kootch à la Foire de Steubenville.

Garraty regarda le visage blanc, éclaboussé de sang, de Davidson puis il ramena vivement ses yeux sur la chaussée. Il regardait beaucoup la route, maintenant. Parfois la ligne droite était continue parfois elle s’interrompait et par endroits elle était double, comme des rails de tramway. Il se demanda comment des gens pouvaient rouler à longueur d’année sur cette route et ne pas reconnaître le tracé de vie et de mort qu’elle représentait. Mais est-ce qu’ils voyaient quoi que ce soit, après tout ?

Le revêtement de la chaussée l’envoûtait. Comme ce serait bon et facile de s’y asseoir ! On commencerait par s’accroupir et les genoux ankylosés craqueraient comme des pistolets d’enfant à air comprimé. Et puis on prendrait appui sur ses mains, à plat sur la surface fraîche granuleuse, et on poserait ses fesses, tout le poids de ses soixante-quinze kilos abandonnerait les pieds, et ensuite on s’allongerait on tomberait simplement sur le dos et on resterait là, les bras en croix, à sentir sa colonne vertébrale fatiguée s’étirer… on lèverait les yeux vers les arbres, vers la majestueuse ronde des étoiles… on n’entendrait pas les avertissements, on contemplerait simplement le ciel et on attendrait… on attendrait…

Ouais.

On entendrait les pas précipités des marcheurs s’écartant de la ligne de tir, en le laissant seul comme une victime expiatoire. Il entendait déjà les chuchotements. C’est Garraty, dis donc, c’est Garraty qu’a eu son ticket ! Il aurait peut-être le temps d’entendre Barkovitch éclater de rire en chaussant une fois de plus ses souliers de danse métaphoriques. Le mouvement des fusils qui se haussaient et puis…

Il arracha ses yeux de la route et regarda vaguement les ombres mouvantes autour de lui. Puis il contempla l’horizon, cherchant ne serait-ce qu’un soupçon d’annonce de l’aube. Il n’y en avait aucun, naturellement. La nuit était encore noire.

Ils avaient traversé deux ou trois autres bourgades, toutes fermées et obscures. Depuis minuit, ils avaient rencontré trois douzaines, peut-être, de spectateurs ensommeillés, les increvables qui guettent le Nouvel An tous les 31 décembre, qu’il neige ou qu’il vente ! Le reste des trois heures et demie ne représentait qu’un montage onirique, un cauchemar éveillé d’insomniaque.

Garraty examina plus attentivement les visages qui l’entouraient mais il n’en reconnaissait aucun. Une panique irraisonnée le saisit. Il tapa sur l’épaule du marcheur qui le précédait.

— Pete ? C’est toi, Pete ?

Le garçon lui échappa avec un grognement irrité sans se retourner. Tout à l’heure Olson était à sa gauche, Baker à sa droite mais maintenant il n’avait plus personne du tout à gauche et le garçon de droite était beaucoup plus gras qu’Art Baker.

Sans savoir comment, à un moment donné il avait quitté la route et rejoint une troupe de boy-scouts randonneurs. On allait le chercher. Le traquer. Avec des fusils et des chiens et des Escouades équipées de radars et de capteurs thermiques et…

Un immense soulagement l’envahit. C’était Abraham, là-devant. Il lui avait suffi de tourner un peu la tête. On ne pouvait se méprendre sur la haute silhouette dégingandée.

— Abraham ! Appela-t-il dans un chuchotement de théâtre. Abraham ! T’es réveillé ?

Abraham marmonna quelque chose.

— Je te demandais, tu es réveillé ?

— Merde, Garraty, fous-moi la paix, connard.

Au moins, il était encore avec eux. Cette sensation de désorientation totale se dissipa.

Quelqu’un, devant, reçut un troisième avertissement et Garraty pensa : Je n’en ai eu aucun ! Je pourrais m’asseoir une minute et demie. Je pourrais…

Mais il ne se relèverait jamais.

Si, je me relèverais, se répondit-il. Bien sûr que si, je me relèverais mais simplement…

Simplement, je mourrais. Il se souvint qu’il avait promis à sa mère de la voir à Freeport, elle et Jan. Il avait fait cette promesse d’un cœur léger, presque négligemment. La veille, à 9 heures du matin, son arrivée à Freeport lui paraissait sûre et certaine. Mais ce n’était plus un jeu, c’était devenu une réalité tridimensionnelle, et la possibilité d’entrer à Freeport en marchant sur des moignons ensanglantés était devenue d’une horrible réalité.

Quelqu’un derrière lui fut abattu… derrière, cette fois. Le soldat avait mal visé et le malheureux hurla pendant un moment qui parut très long avant qu’une autre balle coupe net les cris. Sans aucune raison, Garraty pensa à du bacon ; de la bile lui monta à la gorge et il eut envie de vomir. Il se demanda si vingt-six de moins était un nombre anormalement élevé ou anormalement bas, pour cent vingt kilomètres de Longue Marche.

Lentement, sa tête retomba entre ses épaules et ses pieds le portèrent d’eux-mêmes. Il pensa à un enterrement où on l’avait emmené quand il était petit. C’était celui de Bigle d’Allessio. Non que son vrai prénom fût Bigle, il s’appelait George, mais tous les gosses du quartier l’appelaient comme ça, parce qu’il avait les yeux qui se croisaient un peu les bras…

Il se le rappelait attendant d’être choisi pour les matches de base-ball, toujours bon dernier, ses yeux décentrés pleins d’espoir allant d’un capitaine d’équipe à l’autre comme ceux d’un spectateur à un tournoi de tennis. Il jouait toujours au centre du champ, là où peu de balles arrivant il ne pouvait causer trop de dégâts ; il était presque aveugle d’un œil et n’avait pas assez le sens de la perspective pour juger les balles venant sur lui. Une fois, il avait abattu son gant dans le vide pendant que la balle le frappait au front avec un bruit de melon trop mûr recevant un coup de manche de couteau. La couture de la balle avait laissé sa trace en plein milieu du front et elle y était restée une semaine, comme une marque de fabrique.

Bigle avait été tué par une voiture sur la Route 1 près de Freeport. Un des copains de Garraty, Eddie Klipstein, avait tout vu. Il captiva tous les gosses pendant six semaines, Eddie Klipstein, en racontant comment la voiture avait heurté le vélo de Bigle et l’avait envoyé, lui, valser par-dessus le guidon, carrément soulevé hors de ses écrase-merde, ses deux jambes traînant derrière lui avec une superbe inertie alors que son corps effectuait son bref vol plané, de la selle de son Schwinn vers le mur de pierre où sa tête s’était étalée comme un paquet de colle.

Garraty était allé à l’enterrement de Bigle et avant d’y arriver avait failli rendre son déjeuner en se demandant s’il verrait la tête de Bigle étalée comme un tube écrasé de colle Elmer. Mais Bigle était bien arrangé, avec sa veste de sport, une cravate et son insigne des Louveteaux et il avait l’air tout prêt à sortir de son cercueil pour peu que quelqu’un prononce le mot de base-ball. Les yeux décentrés étaient fermés et, dans l’ensemble, Garraty avait été plutôt soulagé.

C’était le seul mort qu’il eût jamais vu, avant cette aventure, et cela avait été un mort bien net et bien propre. Rien à voir avec Ewing, ou le garçon en trench de loden, ou Davidson avec du sang sur sa figure livide.

C’est dément, pensa Garraty avec une brusque certitude désolée. Tout simplement dément.

À 3 h 45, il reçut un premier avertissement et se gifla violemment, pour se forcer à se réveiller. Il était glacé. Ses reins se rappelaient à son attention mais, en même temps, il ne ressentait pas encore le besoin d’uriner. Peut-être était-ce son imagination mais les étoiles lui paraissaient un peu plus pâles. Avec une sincère stupéfaction, il se rendit compte que la veille à cette même heure il était endormi sur la banquette arrière de la voiture et qu’ils roulaient vers la borne de pierre à la frontière. Il croyait presque se voir, étendu sur le dos, vautré, immobile. Il éprouva un immense regret, la nostalgie, le désir d’y être de nouveau. Simplement hier matin.

3 h 50, maintenant.

Il regarda autour de lui en éprouvant un curieux plaisir solitaire, un sentiment de supériorité, parce qu’il était un des rares pleinement éveillés et conscients. Il faisait nettement plus clair, à présent, assez pour distinguer quelques traits des ombres en marche. Art Baker était devant – il le reconnaissait au flottement de sa chemise rayée rouge et blanc –, McVries à côté de lui. Il aperçut Olson sur la gauche marchant à l’allure du half-track et s’étonna. Il était sûr qu’Olson avait été un de ceux qui venaient de recevoir leur ticket, il avait même été soulagé de ne pas l’avoir vu tomber. Il faisait encore trop noir pour voir sa mine mais sa tête ballottait au rythme de sa marche comme celle d’une poupée de chiffon.

Percy, celui dont la mère surgissait régulièrement, était en queue avec Stebbins. Percy avait une curieuse démarche chaloupée, comme un matelot lors de sa première journée à terre. Garraty aperçut aussi Gribble, Harkness, Wyman et Collie Parker. La plupart des garçons qu’il connaissait étaient encore dans le coup.

À 4 heures, une ligne lumineuse apparut à l’horizon et le moral de Garraty remonta. Il se retourna sur le long tunnel de la nuit avec une réelle horreur et se demanda comment il y avait survécu.

Il pressa un peu le pas pour rattraper McVries qui marchait le menton sur la clavicule, les yeux mi-clos vitreux et vides, plus endormi qu’éveillé. Un filet de salive nacrée tombait du coin de sa bouche et captait les premières lueurs hésitantes de l’aube avec une délicate fidélité. Garraty fut captivé par ce singulier phénomène. Il n’avait pas envie de réveiller McVries. Pour le moment, il lui suffisait d’être à côté de quelqu’un qu’il aimait bien, qui avait aussi survécu à la nuit.

Ils longèrent une prairie rocheuse, en pente, où cinq vaches s’éloignaient gravement contre la clôture et regardaient passer les marcheurs en ruminant d’un air pensif. Un petit chien se précipita d’une cour de ferme et leur aboya après, rageusement. Les soldats du half-track levèrent leurs fusils, prêts à abattre l’animal s’il gênait l’avance des marcheurs, mais le chien se contenta de galoper d’un côté et de l’autre sur le bas-côté, en lançant courageusement son défi strident et en défendant son territoire d’une distance prudente. Quelqu’un lui cria d’une voix pâteuse de se taire nom de Dieu.

Un oiseau pépia en dormant. Ils passèrent près d’une autre ferme où un barbu posa sa brouette, pleine de houes, de bêches et de sacs de graines, pour les saluer.

Dans l’ombre d’un bois, un corbeau croassa d’une voix rauque. La première tiédeur du jour caressa la figure de Garraty. Il rit et réclama un bidon.

McVries bougea bizarrement la tête, comme un chien interrompu dans son rêve de course contre un chat, et regarda de tous côtés avec des yeux encore glauques.

— Bon Dieu, le jour. Il fait jour, Garraty ! Quelle heure ?

Garraty regarda sa montre et fut surpris d’apprendre qu’il était 4 h 45. Il montra le cadran à McVries.

— Combien de kilomètres ? T’as une idée ?

— Dans les cent trente, par là. Et vingt-sept éliminés. Nous avons fait le quart du chemin, Pete !

— Ouais… C’est vrai, ça.

— Sûr que c’est vrai ! Ça va mieux ? demanda Garraty.

— Au moins mille pour cent de mieux.

— Moi aussi. Je crois que c’est le jour.

— Bon Dieu, je te parie que nous verrons du monde, aujourd’hui. Tu as lu cet article dans World’s Week sur la Longue Marche ?

— Parcouru. Surtout pour voir mon nom imprimé.

— Il disait que plus de deux milliards de dollars sont misés chaque année sur la Longue Marche. Deux milliards !

Baker s’était réveillé de son assoupissement et les rejoignait.

— Dans le temps, on faisait des paris dans mon lycée, dit-il. Tout le monde allongeait un quart de dollar et puis nous tirions chacun un nombre de trois chiffres d’un chapeau. Et le type qui avait le nombre qui se rapprochait le plus du dernier kilomètre de la Marche empochait tout.

— Olson ! cria gaiement McVries. Pense à tout le fric engagé sur toi, mon vieux ! Pense aux gens qui ont mis le paquet sur ton cul pointu !

Olson lui répondit d’une voix triste, fatiguée, que les gens qui avaient misé un paquet sur son cul pointu pouvaient aller se faire enculer par des Méditerranéens. McVries, Baker et Garraty s’esclaffèrent.

— Va y avoir un tas de jolies filles sur la route, aujourd’hui, dit Baker en regardant Garraty d’un air salace.

— C’est fini pour moi, ce truc-là. J’ai ma môme qui m’attend. À partir de maintenant, je vais être bien sage.

— Impeccable en pensée, en paroles et en actes, dit sentencieusement McVries.

Garraty haussa les épaules.

— Pense ce que tu veux.

— Cent contre un que tu pourras à peine agiter la main.

— Soixante-treize contre un, maintenant.

— Encore assez élevé.

Mais la bonne humeur de Garraty était solide.

— J’ai l’impression de pouvoir marcher éternellement déclara-t-il et, près de lui, deux ou trois marcheurs firent la grimace.

Ils passèrent devant une station-service ouverte la nuit et le pompiste sortit pour les saluer. Presque tout le monde lui rendit son salut. Il encouragea en particulier Wayne, le 94.

— Garraty, murmura McVries.

— Quoi ?

— Je n’ai pas pu savoir, les gars qui se sont plantés. Et toi ?

— Non.

— Barkovitch ?

— Non. En tête. Devant Scramm. Tu le vois ?

McVries regarda.

— Ah oui. Oui, je crois.

— Stebbins est toujours en queue, aussi.

— Pas étonnant. Drôle de type, hein ?

— Ouais.

Un silence tomba entre eux. McVries poussa un profond soupir, puis fit glisser son sac de ses épaules et en retira quelques macarons. Il en offrit un à Garraty qui l’accepta.

— J’ai hâte que ça soit fini, dit-il. Dans un sens ou un autre.

Ils mangèrent leurs macarons en silence.

— Nous devons être à mi-chemin d’Oldtown, maintenant, supposa McVries. Cent trente de faits, plus que cent trente ?

— Probablement.

— Nous n’y arriverons pas avant la nuit.

Cette idée donna le frisson à Garraty.

— Non, dit-il puis, tout à trac : Comment tu as eu cette cicatrice, Pete ?

Machinalement, McVries porta la main à sa joue.

— C’est une longue histoire, dit-il simplement.

Garraty l’examina plus attentivement. Il avait les cheveux en désordre, plaqués de sueur et de poussière. Ses vêtements étaient fripés, sa figure blême et ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites rougies.

— T’as un air merdeux, dit-il, et il éclata de rire.

McVries rit aussi.

— Tu n’as pas tellement l’air d’une pub de désodorisant non plus, mon vieux.

Ils furent alors pris de fou rire, tous les deux et ils se cramponnèrent l’un à l’autre pour continuer de marcher tout en se tordant. C’était un bon moyen de mettre complètement fin à la nuit. Cela dura jusqu’à ce qu’ils soient bien réchauffés. Alors ils s’arrêtèrent de rire et de causer et ne s’occupèrent plus que de l’affaire du jour.

Réfléchir, pensa Garraty. Voilà l’affaire du jour. La réflexion et l’isolement parce que peu importe que l’on cause avec l’un ou avec l’autre, on est toujours seul, à la fin. Il avait l’impression d’avoir fait autant de kilomètres avec sa tête qu’avec ses pieds. Les pensées venaient et il n’y avait pas moyen de les chasser. Cela suffisait pour que vous vous demandiez ce que Socrate avait pensé tout de suite après avoir avalé son cocktail de ciguë.

Un peu après cinq heures, ils rencontrèrent leur premier groupe de vrais spectateurs, quatre petits garçons assis en tailleur comme des Indiens devant une petite tente, dans un champ couvert de rosée. L’un d’eux était encore enveloppé dans son sac de couchage, aussi solennel qu’un grand sachem. Leurs mains s’agitaient à droite et à gauche comme des métronomes. Aucun ne souriait.

Peu après, ils atteignirent une fourche, l’embranchement d’une route plus large. Cette chaussée était lisse, à trois voies. Ils passèrent devant un restaurant de routiers et tous sifflèrent et saluèrent de la main les trois jeunes serveuses assises sur les marches, rien que pour leur montrer qu’ils étaient encore en pleine forme. Le seul qui paraissait à peu près sérieux était Collie Parker.

— Vendredi soir ! cria Collie. N’oubliez pas. Vous et moi. Vendredi soir !

Garraty pensa qu’ils se conduisaient tous comme des enfants mais il agita poliment la main et les serveuses n’eurent pas l’air de se fâcher. Les marcheurs se déployaient en travers de la route plus large, à mesure qu’ils se réveillaient tout à fait au soleil matinal de ce 2 mai. Garraty aperçut de nouveau Barkovitch et se demanda s’il n’était pas réellement un des plus malins. Sans amis, on n’avait pas de soucis.

Quelques minutes plus tard, la rumeur recommença à circuler, cette fois sous la forme d’une blague. Bruce Pastor, le garçon qui précédait Garraty, se retourna et dit :

— Toc toc, Garraty.

— Qui est là ?

— Le commandant.

— Le commandant comment ?

— Le commandant papaoute sa mère avant le déjeuner, répondit Bruce Pastor, et il éclata de rire.

Garraty rit aussi et repassa la blague à McVries, qui la passa à Olson. Quand elle revint pour la deuxième fois, le commandant empapaoutait sa grand-mère avant le déjeuner. À la troisième fois, il empapaoutait Sheila, la chienne bedlington qui figurait avec lui sur beaucoup de ses photos de presse.

Garraty riait encore de celle-là quand il remarqua que le rire de McVries avait cessé. Il regardait avec une curieuse intensité les soldats impassibles au sommet du half-track. Ils soutenaient son regard sans broncher.

— Vous ne trouvez pas ça drôle ? cria-t-il soudain.

Son cri trancha dans les rires et les réduisit au silence. Sa figure était congestionnée. La cicatrice ressortait, en blanc, comme un point d’exclamation et, pendant un instant d’affolement, Garraty crut qu’il avait une attaque.

— Le commandant s’empapaoute lui-même, voilà ce que je pense ! glapit McVries. Vous autres, vous devez tous vous empapaouter, probablement. Assez drôle, hein ? Assez drôle, bande d’enfoirés, hein ? Assez foutrement DRÔLE, c’est pas vrai ?

Quelques marcheurs regardèrent McVries avec inquiétude et s’écartèrent de lui.

Tout à coup, il courut vers le half-track. Deux des trois soldats levèrent leurs armes, prêts à épauler, mais il s’arrêta, il s’arrêta tout à fait et brandit les deux poings vers eux, en les secouant au-dessus de sa tête comme un chef d’orchestre fou.

 Descendez donc de là ! Posez vos fusils et descendez ! Je m’en vais vous montrer ce qui est drôle !

— Avertissement, dit l’un d’eux d’une voix parfaitement neutre. Avertissement 61. Deuxième avertissement.

Ah, mon Dieu, pensa Garraty. Il va se faire buter et il est si près… si près d’eux… il va voler dans les airs comme Bigle d’Allessio.

McVries se remit à courir, rattrapa le véhicule, s’arrêta et cracha dessus. Le crachat coula en traçant une ligne propre dans la poussière, sur le flanc du half-track.

— Allez ! hurla McVries. Descendez ! Un à la fois ou tous en même temps ! Je m’en fous !

— Avertissement ! Avertissement 61, dernier avertissement.

— Allez vous faire voir !

Sans avoir conscience de ce qu’il faisait, Garraty tourna les talons et courut vers lui, en s’attirant un avertissement. Il ne l’entendit que vaguement. Les soldats visaient maintenant McVries. Garraty l’empoigna par le bras.

— Viens donc.

 Fous-moi le camp de là, Garraty ! Je vais leur casser la gueule !

Garraty leva les bras et poussa violemment McVries dans le dos.

— Tu vas te faire fusiller, bougre de con !

Stebbins les dépassa.

McVries regarda Garraty, comme s’il le voyait pour la première fois. Une seconde plus tard, Garraty eut droit à son troisième avertissement et comprit que McVries n’était qu’à quelques secondes de son ticket.

— Va te faire foutre, dit McVries d’une voix morne, épuisée, et il se remit à marcher.

Garraty lui emboîta le pas.

— J’ai cru que tu allais y passer, c’est tout, quoi, dit-il.

— Mais je n’y suis pas passé, grâce au mousquetaire, répliqua McVries d’un air maussade, en touchant sa cicatrice. Merde, nous allons tous y passer.

— Quelqu’un va gagner. Ça pourrait être un de nous.

— C’est du bidon, déclara McVries, la voix tremblante. Il n’y a pas de gagnant, pas de Prix. Ils entraînent le dernier gars derrière une grange, dans un coin, et ils l’abattent aussi.

— Arrête de faire le con ! lui cria furieusement Garraty. Tu n’as pas la moindre idée de ce que tu ra…

— Tout le monde perd, insista McVries.

Ils marchaient seuls. Les autres restaient à l’écart, pour le moment du moins. McVries avait vu rouge et Garraty aussi, dans un sens, il avait agi contre son propre intérêt en retournant vers McVries. Selon toute probabilité, il l’avait empêché de devenir le numéro vingt-huit.

— Tout le monde perd, répéta McVries. Je te prie de le croire.

Ils franchirent une voie de chemin de fer, sous un pont en ciment. De l’autre côté, ils défilèrent devant un Dairy Queen aux volets fermés avec un écriteau annonçant RÉOUVERTURE POUR LA SAISON LE 5 JUIN.

Olson reçut un avertissement.

Garraty sentit une tape sur son épaule et tourna la tête. C’était Stebbins. Il n’avait l’air ni mieux ni plus mal que dans la nuit.

— Ton copain est remonté contre le commandant, dit-il.

McVries n’eut pas l’air d’avoir entendu.

— Ouais, probable, grogna Garraty. J’avoue que moi-même, j’ai passé le temps où je l’aurais invité à prendre le thé.

— Regarde derrière nous.

Garraty regarda. Un deuxième half-track était arrivé et un troisième apparaissait derrière, venant d’une route transversale.

— Le commandant arrive, et tout le monde va l’acclamer, dit Stebbins avec un curieux sourire de lézard. Ils ne le détestent pas encore vraiment. Pas encore. Ils ne font que le penser. Ils croient qu’ils ont vécu l’enfer. Mais attends ce soir. Attends demain !

Garraty dévisagea Stebbins avec inquiétude.

— Et s’ils le sifflent et le huent et lui lancent des bidons ou quelque chose ?

— Est-ce que tu vas siffler et huer et lancer ton bidon ?

— Non.

— Personne d’autre non plus. Tu verras.

— Stebbins ?

Stebbins haussa les sourcils.

— Tu crois que tu vas gagner, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit calmement Stebbins. J’en suis tout à fait certain.

Puis il ralentit pour reprendre sa place habituelle.

À 5 h 25, Yannick eut son ticket. Et à 5 h 30, tout comme l’avait prédit Stebbins, le commandant arriva.

Il y eut un bruit d’accélération quand sa jeep mordit le talus derrière eux. Et puis elle les dépassa avec un vrombissement, roulant sur le bas-côté. Le commandant était debout au garde-à-vous. Comme d’habitude, il saluait, tête droite raide. Un bizarre frémissement de fierté traversa la poitrine de Garraty.

Ils ne l’acclamèrent pas tous. Collie Parker cracha par terre. Barkovitch fit un pied de nez. Et McVries se contenta de regarder, en remuant les lèvres en silence. Olson parut ne rien remarquer du tout quand le commandant passa ; il fixait de nouveau ses pieds.

Garraty l’acclama. Ainsi que Percy Machin-Chose et Harkness qui voulait écrire un livre, et aussi Wyman, Art Baker, Abraham et Sledge, qui venait de recevoir un deuxième avertissement.

Et le commandant fut parti, en roulant vite. Garraty eut un peu honte. Il avait gaspillé de l’énergie, dans le fond.

Peu de temps après, la route les conduisit le long d’un parking de voitures d’occasion où ils furent salués de vingt et un coups d’avertisseur. Une voix amplifiée au-dessus des doubles rangées de petits fanions de plastique claquant au vent annonça aux marcheurs – et aux spectateurs – que personne ne vendait moins cher que McLaren. Garraty trouva cela assez décourageant.

— Tu te sens mieux ? demanda-t-il en hésitant à McVries.

— Bien sûr. Au poil. Je vais simplement marcher et les regarder tomber tout autour de moi. Comme c’est amusant ! Je viens de faire tous les calculs de tête – les maths, c’était mon point fort à l’école – et j’ai trouvé que nous devrions faire au moins cinq cents kilomètres au train où nous allons. Ce n’est même pas une distance record.

— Tu ne peux pas aller ailleurs pour raconter ça, Pete ? demanda Baker et pour la première fois sa voix était tendue.

— Pardon, maman, marmonna McVries de mauvais gré, mais il se tut.

Le ciel devint plus clair. Garraty ouvrit son blouson, l’ôta et le jeta sur son épaule. La route était plate. Elle passait entre les maisons, de petits commerces, quelques fermes. Les sapins qui la bordaient pendant la nuit avaient fait place à des Dairy Queen, des stations-service, de petits ranchos de bois. Beaucoup de ranchos étaient à vendre. À deux des fenêtres Garraty vit la pancarte familière : MON FILS A DONNÉ SA VIE DANS LES ESCOUADES.

— Où est l’océan ? demanda Collie Parker. J’ai l’impression d’être de retour dans l’Illinois.

— Continue de marcher, répondit Garraty qui pensait encore une fois à Jan et à Freeport, Freeport sur l’océan. C’est par là. À environ cent soixante-quinze kilomètres au sud.

— Merde. Quel merdier, cet État.

Parker était un grand blond musclé en chemise de polo. Il gardait dans l’œil une lueur d’insolence que même la nuit sur la route n’avait pu éteindre.

— Des bon Dieu d’arbres partout ! Est-ce qu’il y a seulement une ville dans ce putain de pays ?

— Nous sommes bizarres, par ici, lui dit Garraty. Nous trouvons plaisant de respirer de l’air pur à la place du smog.

— Y a pas de smog à Joliet, espèce de foutu plouc, répliqua furieusement Collie Parker. Qu’est-ce que tu déconnes ?

— Pas de smog mais on y fait du vent, riposta Garraty, en colère.

— Si on était chez nous, je te tordrais les couilles pour ça !

— Allons, allons, les enfants, intervint McVries qui s’était ressaisi et retrouvait son attitude ironique. Si vous régliez la question en gentlemen ? Le premier qui se fait planter paie une bière à l’autre.

— J’ai horreur de la bière, dit machinalement Garraty.

Parker pouffa.

— Pauvre con de péquenaud, dit-il, et il s’éloigna.

— Il est branque, dit McVries. Tout le monde est branque, ce matin. Même moi. Et il fait une magnifique journée. Pas vrai, Olson ?

Olson ne dit rien.

— Olson aussi a ses emmerdes, confia McVries à Garraty. Olson ! Hé, Hank !

— Laisse-le donc tranquille, conseilla Baker.

— Hé, Hank ! cria McVries sans prêter attention à Baker. Tu veux faire un tour ?

— Va te faire foutre, marmonna Olson.

— Quoi ? s’exclama joyeusement McVries, une main en cornet à son oreille. Plaît-il ?

— Foutre, foutre, va te faire foutre ! glapit Olson.

— Ah, c’est ça que tu disais ?

Olson fixa de nouveau ses pieds et McVries se lassa de le harceler…

Garraty pensait à ce que Parker avait dit. Parker était un salaud. Parker était un grand cow-boy de drugstore et un dur du samedi soir. Parker était un héros en blouson de cuir. Qu’est-ce qu’il savait du Maine ? Garraty avait passé toute sa vie dans le Maine, dans une petite ville appelée Porterville, juste à l’ouest de Freeport. Neuf cent soixante-dix habitants et même pas un feu clignotant. Et d’abord, qu’est-ce que ça avait de si spécial, Joliet, Illinois ?

Le père de Garraty avait l’habitude de dire que Porterville était le seul village du coin comptant plus de tombes que d’habitants. Mais c’était propre. Il y avait beaucoup de chômage, les voitures rouillaient, on baisait beaucoup mais c’était un endroit propre. La seule distraction était le bingo du mercredi dans une grange (dernière partie quitte ou double pour une dinde de vingt livres et un billet de vingt dollars) mais c’était propre. Et c’était calme. Qu’est-ce qu’on pouvait y redire ?

Il fixa avec ressentiment le dos de Collie Parker. T’as raté le coche, crétin, c’est tout. Tu peux prendre ton Joliet et ton panier de crabes et tes usines et te les foutre au cul. En travers, si ça passe.

Il pensa à Jan. Il avait besoin d’elle. Je t’aime, Jan, pensa-t-il. Il n’était pas dupe, il savait qu’elle était devenue plus importante pour lui qu’elle ne l’était en réalité. Elle s’était transformée en symbole de vie. Un bouclier contre la mort subite venant du half-track. Il la désirait de plus en plus parce qu’elle symbolisait le moment où il aurait une paire de fesses… bien à lui.

Il était maintenant six heures moins le quart du matin. Il regarda un groupe de ménagères enthousiastes serrées les unes contre les autres à un carrefour, minuscule centre nerveux d’un village inconnu. Une d’elles portait un pantalon étroit et un pull-over encore plus serré. Elle n’était pas jolie. À son poignet droit, trois bracelets dorés tintaient quand elle agitait la main. Garraty pensa à Jan, qui était montée du Connecticut, qui paraissait si cool et sûre d’elle avec ses longs cheveux blonds et ses souliers plats. Elle portait presque toujours des talons plats, parce qu’elle était si grande. Il l’avait connue au lycée. Cela s’était passé lentement mais finalement, ça avait collé. Dieu, comme ça avait collé !

— Garraty ?

— Hein ?

C’était Harkness et il paraissait soucieux.

— J’ai une crampe au pied, mec. Je ne sais pas si je vais pouvoir marcher avec.

Les yeux de Harkness semblaient implorer Garraty de faire quelque chose.

Garraty ne sut que dire. La voix de Jan, son rire, son chandail caramel et son pantalon rouge groseille, le jour où ils avaient pris la luge de son petit frère et s’étaient retrouvés enlacés dans une congère (avant qu’elle lui fourre de la neige dans le cou de son parka)… ces choses-là, c’était la vie. Harkness était la mort. Maintenant, Garraty était capable de la sentir.

— Je ne peux pas t’aider, dit-il. Il faut que tu le fasses toi-même.

Harkness le regarda avec une panique consternée et puis il serra les dents et hocha la tête. Il s’arrêta et, un genou en terre, ôta son mocassin.

— Avertissement ! Avertissement 49 !

Il se massait le pied. Garraty s’était retourné et marchait à reculons. Deux petits garçons en teeshirt de la Petite Ligue de base-ball, leur gros gant accroché au guidon de leur bicyclette, l’observaient aussi, bouche bée, sur le bas-côté.

— Avertissement ! Deuxième avertissement 49 !

Harkness se releva et se mit à boiter, sur son pied en chaussette, sa bonne jambe fléchissant déjà d’avoir à supporter tout son poids. Il laissa tomber sa chaussure, tenta vivement de la rattraper, la toucha de deux doigts, jongla un peu et la perdit. Il s’arrêta pour la ramasser et reçut son troisième avertissement.

La figure normalement rubiconde de Harkness était maintenant rouge comme une voiture de pompiers. Sa bouche ouverte formait un O mouillé, baveux. Garraty se surprit à l’encourager. Vas-y, pensait-il, vas-y, du nerf, remonte, Harkness, tu le peux.

Harkness boita plus vite. Les petits joueurs de base-ball commencèrent à pédaler, pour ne pas le perdre de vue. Garraty se retourna vers l’avant, ne voulant plus le regarder. Il braqua ses yeux droit devant lui en essayant de se rappeler ce que c’était d’embrasser Jan, de caresser son sein rond.

Une station Shell apparut lentement sur la droite. Une camionnette poussiéreuse, cabossée, était arrêtée devant et deux hommes en chemise de flanelle écossaise rouge et noir buvaient de la bière, assis sur le hayon ouvert. Il y avait une boîte aux lettres au bout d’un petit chemin de terre, son couvercle rabattu comme une bouche ouverte. Un chien aboyait sans arrêt, hors de vue.

Les fusils se levèrent posément et trouvèrent Harkness.

Il y eut un long et terrible moment de silence et puis les armes redescendirent, tout cela conformément au règlement, conformément au manuel. Puis elles remontèrent. Garraty entendait la respiration précipitée de Harkness.

Les fusils se haussaient, s’abaissaient, remontaient lentement au port d’armes.

Les deux petits cyclistes pédalaient.

— Tirez-vous de là, les mômes ! leur cria Baker. Vous ne voulez pas voir ça ! Allez, foutez le camp !

Ils examinèrent Baker avec une vague curiosité et continuèrent à rouler. Ils l’avaient regardé comme s’il était un drôle de poisson. L’un d’eux, un petit gosse à la tête toute ronde avec des cheveux coupés au bol et de grands yeux qui lui mangeaient la figure corna un coup de klaxon et sourit largement. Il avait un appareil pour redresser ses dents et le soleil fit de sa bouche un étincellement de métal.

Les fusils s’étaient rabaissés. C’était un peu comme un mouvement de danse, comme un rite. Harkness marchait sur le bas-côté. Vous avez lu de bons livres, dernièrement ? pensa stupidement Garraty. Cette fois, ils vont t’abattre. Un pas trop lent…

L’éternité.

L’univers figé.

Et les fusils remontèrent en joue.

Garraty regarda sa montre. La trotteuse fit tout le tour, une fois, deux fois, trois fois. Harkness le rattrapa, le dépassa. Il serrait les dents, regardait droit devant lui. Ses pupilles étaient contractées, deux minuscules points. Ses lèvres étaient bleuâtres et son teint florissant avait pris la couleur de la crème, à présent, sauf deux taches rouges sur les pommettes. Son pied en chaussette frappait en cadence la chaussée. Il ne boitait plus, la crampe s’était dénouée. Combien de temps peut-on marcher sans souliers ? se demanda Garraty.

Il ressentit malgré tout une détente dans sa poitrine et entendit Baker laisser échapper un soupir. C’était stupide d’être soulagé. Plus tôt Harkness s’arrêterait de marcher, plus tôt il n’aurait plus à marcher. C’était une évidence. De la logique. Mais il y avait autre chose de plus profond, une autre logique plus vraie, plus effrayante. Harkness appartenait au groupe de Garraty, il était un segment de son micro-clan. Du cercle magique auquel il appartenait. Et si un segment de ce cercle cédait, cela pouvait arriver à n’importe quel autre.

Les petits joueurs de base-ball les accompagnèrent en pédalant sur trois kilomètres avant de se désintéresser d’eux et de rebrousser chemin. Cela valait mieux, pensa Garraty. Peu importait qu’ils aient regardé Baker comme un animal de zoo. Il valait mieux qu’ils n’assistent pas à leur mort.

Devant lui, Harkness formait à lui seul une nouvelle avant-garde. Il marchait très rapidement, courant presque. Il ne regardait ni à gauche ni à droite. Garraty se demanda à quoi il pensait.